Sous la grande roue de Selva Almada
Référence :
Selva Almada, Sous la grande roue, Paris, Métailié, 2019.
Nombre de pages :
192 pages
Quatrième de couverture :
Deux ados sont étendus au milieu de la fête foraine. C’est l’aube. La bagarre a mal tourné, ils ont sorti les couteaux… Sous le ciel blanc et vide, les vies défilent, singulières et pareilles, jusqu’au drame.
Pajarito Tamai et Marciano Miranda étaient pourtant amis. Nés à quelques heures d’intervalle dans la même clinique de l’intérieur argentin, ils grandissent ensemble dans des maisons voisines. Jusqu’à ce qu’un malentendu les sépare et en fasse des ennemis jurés. Comme leurs pères avant eux.
Sous un soleil de plomb qui rend fou, Marciano rêve de vert et d’eau, Pajarito ne comprend pas ce qui lui arrive, le destin compte les points et attise les haines en attendant son heure.
Tragédie rurale au cordeau dans la grande tradition américaine, histoire d’amour et d’une violence que rien ne peut conjurer : ce deuxième roman de Selva Almada prouve s’il en était besoin qu’elle a un talent fou. Et qu’elle sait faire du cinéma.
Extrait coup de cœur :
« La nuit va tomber sur toi, Pàjaro. C’est ce qu’il pense, et en même temps il sourit à moitié. Car quelle nuit pourrait s’annoncer avec un ciel aussi blanc que celui-ci ? Par « nuit », il veut dire autre chose, bien entendu. Il doit maintenir son cerveau en activité jusqu’à l’arrivée des secours. Car il ne voit pas comment se tirer d’affaire. Il doit projeter des souvenirs sur ce ciel blanc qui ressemble tellement à l’écran du cinéma Cervantès, puis s’accrocher à eux.
Allez, Pàjaro, allez, souviens-toi de quelque chose.
Il aurait voulu ne pas se souvenir du père, pourtant c’est ce salaud qui lui vient à l’esprit. Tant pis, mon vieux, tant pis, continue. Finalement, autant que ce soit le père qui lui revienne en mémoire, car il suffit qu’il se souvienne de lui pour sentir son ventre s’enflammer, une sorte de rage, une envie furieuse de le retrouver pour lui taper dessus, maintenant qu’il en serait capable, maintenant qu’il est grand, qu’il pourrait lui mettre une bonne dérouillée sans effort. Il vaut mieux que ça soit son père : la colère est un bon carburant. Penser à son père et continuer à alimenter le feu pour qu’il ne risque pas de s’éteindre, pour qu’il reste bien chaud car, par moments, il sent une sorte de froid à l’intérieur. Comment va son père ? Où peut-il bien se trouver à présent ? »
Selva Almada, Sous la grande roue, Paris, Métailié, 2019, p.44.
Mon avis sur Sous la Grande Roue de Selva Almada :
J’ai découvert ce roman par hasard. Perdue dans mes pensées, je me baladais entre les étagères débordantes de livres et d’histoires de la bibliothèque municipale. Je ne cherchais rien de particulier. J’avais juste envie de lire un livre qui me changerait les idées des cours, fidèle à mes objectifs. Mes yeux se sont simplement posés sur ce livre. Je ne connaissais pas l’auteure, Selva Almada, et je n’avais jamais entendu parler de ce roman. Alors j’ai lu le quatrième de couverture sans vraiment le lire. Et, un peu distraitement, j’ai ajouté ce livre à la pile que j’avais déjà dans mes bras en me disant « pourquoi pas ? ».
A ce moment-là, j’étais encore loin de me douter à quel point j’allais l’apprécier.
Paru en 2013 sous le titre de « Ladrilleros » (« fabricants de brique » en français), Sous la grande roue n’est arrivé dans les rayons des librairies francophones qu’en 2019, traduit de l’espagnol par Laura Alcoba. L’histoire se passe en Argentine dans le pays même de son auteure, Selva Almada, dont c’est le deuxième roman. Un deuxième roman que je considère, pour ma part, comme une réussite. En effet, il m’a totalement conquise par son histoire, la façon dont elle est racontée, l’ambiance générale dans laquelle on baigne au fil des pages et ses personnages.
à propos de l’histoire :
Le roman s’ouvre sur deux corps ensanglantés, gisants dans la boue au pied d’une grande roue. Dans cette fête foraine déserte, vidée par la nuit et par la bagarre, violente et fatale, qui s’y est déroulée quelques heures plus tôt, le jour se lève lentement sur ces corps qui, eux, ne se relèveront sans doute pas. Ces corps, ce sont ceux de Pajarito Tamai et de Marciano Miranda. Deux jeunes hommes qui ont à peine eu le temps de vivre et qui, à quelques mètres l’un de l’autre, voient défiler devant leurs yeux qui luttent pour ne pas se fermer définitivement les dernières images de leur vie, entre souvenirs et hallucinations.
À partir de là, Selva Almada va retourner en arrière, là où tout a commencé. Elle va alors dérouler devant nos yeux, chapitre après chapitre, leur histoire comme dans un film.
Celle de leurs parents, depuis leur rencontre, puis la leur depuis leur venue au monde.
Une histoire relativement différente et pourtant pareille, opposée et pourtant définitivement et étroitement liée.
En effet, leur naissance n’est espacée que de quelques heures et leur maison, que de quelques mètres. Petits, ils ont même été amis. Toujours assis l’un à côté de l’autre à l’école, ils étaient toujours prêts à faire les quatre cents coups ensemble. Et cela aurait pu rester ainsi. Mais un jour, un autre élève s’est immiscé entre eux. Et ils se sont éloignés, peu à peu.
Et peu à peu, leur amitié s’est transformée en rivalité. Une rivalité violente, miroir de celle qui, déjà, était présente entre leurs deux pères, tous deux fabricants de briques mais véritables ennemis, en guerre constante pour une raison dont ils ne se souviennent même plus vraiment.
En bref:
Page après page, Selva Almada nous livre donc deux magnifiques portraits de famille. Elle nous raconte leur vie, leurs amours, leurs conflits. Elle nous parle de violence, de maltraitance, de soirées alcoolisées, d’homophobie. Et elle réussit à nous captiver jusqu’à dévoiler totalement, dans les dernières pages, les raisons qui ont déclenché cet ultime et fatal combat.
à propos des personnages :
Dans ce roman, nombreux sont les personnages. Certains ne sont que des silhouettes en arrière-plan dont on ne connaît que le prénom. D’autres, jouent un rôle plus important. Comme dit précédemment, c’est principalement, voire exclusivement, sur les familles de Pajarito Tamai et de Marciano Miranda que Selva Almada va se focaliser. Deux familles défavorisées, normales, réalistes au point qu’elles en deviennent presque banales. Deux familles qui se ressemblent en certains points, qui s’opposent en d’autres.
C’est à travers la description de ces deux familles, de leurs vies, des relations entre les différents membres, que Selva Almada va nous révéler peu à peu la puissance de la haine entre les deux personnages principaux et les raisons qui vont finalement les pousser à vouloir s’entretuer. Deux personnages principaux bagarreurs au sang chaud possédants chacun leur propre bande et qui, au fil de leurs nombreuses bagarres à mains nues, se sont vu grandir et devenir des hommes.
À travers ce roman, c’est donc deux quêtes d’identité que Selva Almada nous raconte, les identité à la fois semblables et différentes de deux jeunes hommes auxquels on finit forcément par s’attacher, des identités très fortement marquées et influencées par celles de leurs pères respectifs. Deux pères qui, très présents, jouent donc un immense rôle dans cette histoire. Et dans sa fin.
à propos du style de Selva Almada :
Si j’ai fini par ne plus pouvoir lâcher ce livre, je dois avouer que j’ai trouvé le début un peu compliqué à suivre et à comprendre. En effet, la façon dont est construit le roman désoriente quelque peu au début de la lecture. Et, même si on comprend très rapidement que Selva Almada est retournée dans le passé ou qu’elle décrit les visions qu’ont les deux garçons dans le présent, on a parfois de la peine à se repérer, à distinguer ce qui est vrai de ce qui n’est qu’hallucinations.
De plus, j’ai éprouvé quelques difficultés à comprendre qui était qui, les prénoms aux consonnances espagnoles et le fait que les deux pères ne soient appelés parfois que par leur nom de famille y jouant sans doute un grand rôle.
Néanmoins, dès qu’on comprend comment l’histoire fonctionne et qu’on se repère bien dans les différentes familles, on oublie bien vite ces quelques difficultés pour apprécier pleinement la plume talentueuse de cette auteure hispano-américaine.
En effet, le style simple et direct de Selva Almada sait si bien traduire l’ambiance qu’on a l’impression d’y être. On croirait assister aux différentes scènes. Les images sont marquantes, très réalistes et admirablement bien décrites, de même que la personnalité et l’attitude des personnages.
C’est donc une écriture d’une grande force et d’une grande sensibilité dans un récit riche, solide et bien construit.
Je recommande ce roman de Selva Almada à :
Tout le monde, évidemment.
Très rapidement lu, (je l’ai terminé en un jour et des poussières), il fait partie de ces romans que l’on ne peut plus lâcher. Qu’on aimerait ne pas terminer. Et qui nous touchent et nous marquent par leurs personnages, leurs histoires et la façon dont elles sont racontées.
C’est une lecture parfaite pour les chaudes soirées d’été qui s’annoncent que je vous recommande donc vivement !